Une dramatique accident survient le 9 août 2020 à Moorea. Un jeune garçon, qui vit sur un voilier et se baigne à proximité, est tué par un bateau à moteur passant à vive allure. En réaction, les autorités... décident de chasser les voiliers du mouillage le plus populaire de l'île ! Explication d'une hérésie.
23 août 2020 - Par William Wallace - Blog : Le blog de William Wallace - BLOG MEDIAPART
Tahiti, Bora Bora, Moorea, ces noms vous font rêver ? Si vous avez le désir d’y séjourner, alors préparez vous à une cruelle désillusion.
La réalité, depuis quelques années, est bien différente de l’image que tout un chacun conserve de ces îles jadis paradisiaques : circulation effrénée, bouchons interminables aux heures de pointe à Papeete, mendiants omniprésents au centre ville, pollution sans équivalent des paquebots de croisière, piètre qualité de la nourriture importée, coût de la vie exorbitant, délinquance et trafic de drogue, vente d’alcool réglementée en fin de semaine en raison des innombrables rixes et violences, taux record de violences conjugales, chiens errants faméliques à tous les coins de rue, tel est le quotidien d’un tahitien lambda.
Où sont passées les vahinés au corps de rêve et au sourire enjôleur qui venaient jouer du ukulélé sur la plage pour souhaiter la bienvenue aux arrivants ? Elles ont disparu depuis longtemps. 70% de la population est en surpoids et près de 50% au stade de l’obésité.
Qu’importe, rétorquent ceux qui considèrent que l’attrait principal de ces îles, précisément, réside dans le fait que ce sont des îles. Il faut y aller en bateau et s’offrir une croisière de rêve, affirment ceux qui croient encore au mythe polynésien.
Seulement, ça, c’était avant... Avant qu’une incompréhensible vague de haine anti-voiliers déferle sur les rivages de Tahiti et des 117 autres îles de l’archipel polynésien. Que s’est-il donc passé pour que les voiliers soient désormais jugés indésirables un peu partout, et essentiellement dans les mouillages les plus prisés ? Qu’est ce qui explique ce rejet de plus en plus marqué de ces voyageurs atypiques, qui, le plus souvent, ont tout abandonné pour vivre une vie en dehors de sentiers battus sur leur coque de noix ?
Retour en arrière...
2016-2017. La Polynésie française s’étend sur un territoire vaste comme l’Europe. Pourtant, en dépit de cette immensité, les comportements, à Fakarava aux Tuamotu, ou à Bora-Bora aux îles de la Société, sont les mêmes.
Fakarava : immense atoll au cœur de l’archipel des Tuamotu, classé "réserve de biosphère" par l’Unesco. Un paradis pour les plongeurs et les voiliers, qui ont l’habitude d’aller mouiller près de la passe sud, aux "sables roses". A l’écart des habitations, des plongeurs, et des pensions de famille qui accueillent les touristes.
Mais les sables roses, c’est "la" curiosité de Fakarava, que les prestataires de services touristiques font découvrir lors de leurs excursions. Or, selon eux, les voiliers gênent, ils gâchent la vue. Il faut les chasser. S’est on posé la question de savoir si les touristes, eux, n’apprécient pas de voir un beau voilier à l’ancre dans ce décor de carte postale ? Non... A-t-on demandé leur avis à ceux qu’on allait déloger ? Non plus...
Alors, avec une mauvaise foi qui dépasse l’entendement, et sous prétexte de préserver l’environnement, on interdit le mouillage sur les sables roses, et on oblige les voiliers à aller mouiller de l’autre côté de la passe, au beau milieu des patates de corail ! Une hérésie.
Un voilier doit en effet si possible jeter son ancre sur fond de sable. Elle y est plus efficace, donc la sécurité est assurée. Et surtout, elle n’abîme rien. Au milieu des patates de corail, l’ancre et la chaîne font des dégâts considérables sur l'écosystème. Mais les touristes peuvent désormais faire leurs photos de rêve sans qu’un voilier traîne dans un coin du cliché. Les prestataires sont satisfaits. Les coraux beaucoup moins. L’Unesco pas davantage.
2018-2019. Bora Bora. Le nom fait rêver la planète entière. Les célébrités s’y bousculent, l’hôtellerie de luxe y est florissante. Enfin, en théorie. En pratique, la concurrence acharnée entre les grands hôtels fait rage, et les faillites se succèdent aussi vite que les reprises et les rénovations. Bora Bora, c’est le haut du panier. L’élite. L’inaccessible. Depuis des décennies, les voiliers y jetaient leur ancre sans problème, et sans qu’il y ait le moindre incident avec les riverains. Un plaisancier témoigne. "J’étais arrivé depuis quelques jours, et je me trouvais à une manifestation culturelle. Le hasard me met en présence de la femme du maire, charmante. Nous devisons, quand je lui apprends que je suis venu avec mon voilier. Glaciale, elle me lance qu’elle déteste les bateaux. Je lui demande pourquoi. Elle me répond qu’elle vit au bord de l’eau (évidemment, sur ces îles minuscules, tout le monde vit au bord de l’eau) et que les voiliers... lui gâchent la vue ! Je crois à une plaisanterie. Il n’en est rien."
En effet, quelques semaines plus tard, le mouillage devant chez elle, jusqu’alors prisé, sera définitivement interdit. Quelques mois plus tard, une société privée héritera du monopole de gérer des corps morts partout dans le lagon. Il est interdit de mouiller sur son ancre, et payer un corps mort devient obligatoire, alors que le lagon fait 78 km2...! Les voiliers s’indignent, car la majeure partie du lagon est éloignée des habitations, donc ils ne gênent personne, et ne créent aucune nuisance. Pire, quelques semaines après l’installation desdits corps morts, l’un d’eux cède alors qu’un catamaran américain est amarré dessus. Le bateau finit encastré sur un ponton d’hôtel proche. Les dégâts sont considérables, pour l’hôtel mais surtout pour le bateau. La société qui gère, exploite et entretient les corps morts décline toute responsabilité. La mairie ne veut pas en entendre parler... Malgré cela, les voiliers qui, par souci de sécurité, refusent de s’amarrer sur ces corps morts inadaptés font l’objet de menaces !
2020. Moorea. Un américain jette l’ancre de son catamaran sur la côte ouest de l’île. Fan de kite surf, il veut seulement profiter de l’endroit et kiter un peu. Il est également handicapé. À peine est-il arrivé qu’une patrouille de la police municipale lui demande de déguerpir. Soucieux de ne pas créer d’ennuis, il s’exécute. Il demande tout de même les raisons de cette injonction. "C’est X qui nous a appelé, il en a marre d’avoir des voiliers devant chez lui." En effet X habite "tout près" : à 800 mètres de là ! De quel droit exige-t-il l’expulsion du voilier ? Mystère... En vertu de quoi la police municipale s’immisce dans ce litige privé ? Mystère...
Mais le summum de la haine anti-voiliers est atteint ces jours-ci. Le 9 août 2020, un jeune garçon d’une famille de plaisanciers anglais vivant sur un voilier est déchiqueté par un bateau à moteur tandis qu’il faisait du snorkeling, à proximité de la plage de Ta’ahiamanu, le mouillage le plus populaire de l’île. Le Parquet ouvre une information.
Les plaisanciers, endeuillés, sont terriblement attristés par cet accident dramatique. Depuis 4 ans, l’Association des Voiliers de Polynésie (AVP) demandait aux autorités de baliser un chenal afin que les bateaux à moteur (le plus souvent des prestataires) contournent le mouillage, au lieu de passer en plein milieu à des vitesses souvent excessives.
Ainsi les prestataires pouvaient continuer leur activité, et les plaisanciers, comme les baigneurs de la plage toute proche, étaient en sécurité. À la faveur de ce drame, l’AVP imaginait naïvement qu’elle allait enfin être entendue.
Coup de tonnerre quelques jours plus tard : les autorités, sous l’impulsion du maire de Moorea fraîchement réélu, décident... d’interdire le mouillage aux voiliers et de les chasser ! Un arrêté en ce sens est attendu sous peu. Incroyable : ce sont les victimes qui sont punies ! Les parents du jeune défunt expriment leur indignation.
Voilà... En quelques années, les voiliers sont devenus indésirables un peu partout en Polynésie. Vols, insultes, altercations, on ne leur laisse aucun répit. La Polynésie vit essentiellement du tourisme. Les voiliers sont donc une manne inespérée pour toutes les îles, en particulier en cette période troublée par le Covid-19.
Jusqu’alors, la durée d’admission temporaire (la période durant laquelle un bateau français peut séjourner en Polynésie sans payer de taxes) était de trois ans. On imaginait si ce n’est un assouplissement, du moins un statu quo, puisque les touristes sont tenus à l’écart des îles pour des raisons sanitaires, ce qui constitue un manque à gagner considérable.
Que nenni ! La durée d’admission temporaire vient d’être raccourcie à deux ans. La Polynésie réduit la durée de séjour des touristes à la voile alors que ce secteur économique est sinistré. Une logique un peu déconcertante...
Qu'est-ce qui explique cette chasse aux voiliers ? Les critiques vont bon train :
- les voiliers polluent. C’est faux. L’analyse, par des organismes certifiés et indépendants, de l’eau des zones où les voiliers jettent leur ancre démontre que celles-ci sont... plus propres qu’ailleurs. Dans le même temps on accueille de gigantesques paquebots de croisière qui polluent autant qu'un million de véhicules, sans états d'âme. La pollution a bon dos...
- les voiliers détruisent les coraux avec leur ancre. C’est faux. Aucun voilier n’aurait l’idée saugrenue d’aller jeter son ancre au milieu des coraux. C’est dangereux, bruyant, et inefficace. Les ancres sont conçues pour être performantes dans le sable vierge. C’est là que les bateaux mouillent.
- les voiliers ne rapportent rien, ils profitent des infrastructures sans rien payer. C’est faux. Chaque voilier dépense des sommes considérables lors de son passage en Polynésie (nourritures, vêtements, pièces détachées, réparations, restaurants, excursions avec des prestataires...), bref, tout comme un touriste "ordinaire". Des données officielles le confirment.
- les voiliers déversent leurs excréments dans les lagons. C’est faux. L’immense majorité des bateaux aujourd’hui est équipée de cuves à eaux noires, qui stockent les déchets organiques et sont déversées au large. Qui plus est, même si l’idée heurte, il s’agit de déchets naturels et parfaitement biodégradables. Dans le même temps, les égouts des "terriens" sont, eux, tous déversés dans les lagons (à l’exception de Bora Bora).
Quand on veut tuer son chien, on dit qu’il a la rage. Quand on veut chasser les voiliers, on les rend responsables de tous les maux possibles et imaginables.
Une attitude discriminatoire, pour ne pas dire raciste, qui va bien évidemment à l’encontre des intérêts de la Polynésie comme de ceux des plaisanciers.
On observe un fait rarissime : pour la première fois, la presse nautique internationale recommande aux voiliers de ne pas aller en Polynésie ! Cruising Word, le prestigieux magazine américain, recommande aux navigateurs à la bannière étoilée d’éviter ces îles, précisant que celles-ci "envoient un message fort selon lequel la présence des plaisanciers n’est plus souhaitée", rappelant en outre des incidents survenus à Huahine et une manifestation locale hostile aux voiliers. La même recommandation est faite par Voiles & Voiliers aux plaisanciers.
Les besoins de ces derniers sont pourtant pléthoriques, ils sont en attente de marinas, de quais de débarquement pour les annexes, de chantiers navals, de réparateurs, de mécaniciens, de voileries, de pièces détachées, autant de postes pouvant générer une importante activité économique, des emplois, dont la Polynésie a cruellement besoin.
Un plaisancier témoigne : "cela fait des années que je tente d’ouvrir un chantier naval à Tahiti ou Moorea. Chaque fois que je trouve un terrain, et que je propose des solutions, je me heurte à des refus systématiques. Je ne comprends pas."
Pourtant Tahiti-Infos écrit en 2018 à propos des super yachts : "300 à 400 visiteurs, 1 milliard XPF à l’économie locale, 3 millions XPF de retombées économiques moyenne par visiteur." Soit au total 2,5 milliards XPF. Pour les plaisanciers à la voile, c’est 1,5 milliard XPF qui tombe dans l’escarcelle de la Polynésie. Malgré un manque criant d’infrastructures d’accueil. Le syndicat des activités nautiques de Polynésie française déclare qu’un travail est en cours "pour accueillir toujours mieux les usagers locaux et internationaux des lagons".
C’est sans doute pour cela qu’on va interdire aux voiliers de mouiller à Ta’ahiamanu...!
A propos du manque de moyens et d’offres de service aux voiliers qui permettraient pourtant de générer une activité économique considérable, le syndicat indique : "certains ont été réalisés, d’autres le seront dans les prochaines années. Il nous semble important d’encourager la création de micro-services aux yachts dans les autres îles, afin de limiter le temps de séjour de ces bateaux sur Tahiti."
Un beau discours théorique, mais en pratique, les voiliers se heurtent à une hostilité croissante, des mesures qui tendent à les empêcher de mouiller dans les endroits adaptés, et pire encore, ils vont prochainement être sanctionnés alors qu’ils viennent de perdre l’un des leurs dans des circonstances dramatiques.
Un accident survenu précisément parce que les mesures de prudence préconisées depuis des années par les voiliers eux-mêmes ont été superbement ignorées par les responsables.
Bref, un peu partout en Polynésie désormais, les voiliers sont jugés indésirables. Cet étonnant repli sur soi de ces îles traditionnellement dépeintes comme hospitalières et accueillantes interpelle.
Effets indirects de la crise du Covid-19 ? Résurgence d’un racisme ordinaire aussi infondé que condamnable ? Réveil de velléités indépendantistes ?
Quelles que soient les motivations des adversaires toujours plus nombreux des voiliers, et leurs justifications écologico-sécuritaires, il est navrant de constater que des êtres humains sont incapables de vivre en harmonie dans des endroits qui ont pourtant tous les atouts pour être de véritables paradis sur terre.
Les terriens entendent imposer des contraintes parfaitement injustifiées aux marins. Et les marins devraient les subir sans sourciller ? Imaginons un instant que, pris d’une brutale frénésie d’avoir eux aussi toutes leurs aspirations satisfaites, les marins, soudainement investis du pouvoir de réglementer, décident de faire raser les maisons qui se trouvent devant l’endroit où ils ont jeté leur ancre, sous prétexte que ça leur gâche la vue, et qu’ils préfèrent une nature vierge de tout occupant... On leur rirait au nez, bien sûr...
Et pourtant, l’inverse devrait être accepté ?
Un touriste de passage, navigateur à l’occasion, résume bien la situation : "la Polynésie, c’est tellement loin, tellement cher, si c’est pour être accueilli de cette façon, plus jamais... il y a bien d’autres pays dans le monde tout aussi beaux et beaucoup moins onéreux, où je n’aurai pas le sentiment comme ici d’être indésirable. C’est détestable..."
Bref, en frappant d’ostracisme les voiliers, la Polynésie est en train de scier consciencieusement la branche sur laquelle elle est assise. Son image à travers le monde est ternie, sa réputation de terre d’accueil est écornée, et elle se prive de ressources considérables dont elle a pourtant grand besoin compte tenu de l’impact de la crise sanitaire.
Les voiliers ne sont pas les ennemis des terriens, et n’aspirent qu’à la paix et la tranquillité, de même que les terriens n’ont pas à se faire les ennemis des voiliers sous des prétextes fallacieux.
Faire la chasse aux voiliers comme jadis le maccarthysme a fait la chasse aux sorcières est vain et n’apportera rien à personne.
Les responsables politiques vont-ils continuer sur cette voie sans issue, ou bien corriger le tir, et enfin comprendre qu’il y a de la place pour tout le monde dans les lagons, pour autant que chacun fasse preuve d’un peu de tolérance, de compréhension et d’humanité ?
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