Suite à la parution d'un article dans La Dépêche de Tahiti du 4 octobre 2021 et grâce à l'aimable autorisation et transmission des résultats de l'étude par Pierre Ghewy, nous publions leurs analyses et réflexions sur le sujet, en accord et partenariat avec les auteurs.
Pour information, voici un lien pour télécharger l'article de la Dépêche en pdf : Article Dépêche 4 octobre 2021
Cette étude de la sensibilisation de la population polynésienne à la plaisance et aux plaisanciers est le fruit d’un travail en collaboration avec les étudiants de la Licence 3 Économie-gestion de l’Université de la Polynésie Française (UPF). Il a été réalisé dans le cadre de leur cours d’Études de marché. Pour le réaliser, ils en ont rédigé la problématique, le questionnaire, administré ce dernier et enfin analysé les données recueillies1.
Dans les années à venir, cette étude pourra être répétée pour en établir un baromètre et ainsi suivre l’évolution des éléments mesurés.
Les plaisanciers sont des touristes à part entière. Ils arrivent de l’étranger, séjournent en Polynésie française et, comme tous les touristes « normaux », ceux arrivés en avion, ils y consomment divers produits : artisanat local, nourriture, habillement, divertissements (loisirs, restaurants, hôtels, activités, transports aériens), entretien de leur voilier, etc. Une étude de l’Association des Voiliers de Polynésie (AVP) a récemment estimé que leur apport au pays équivaut à 4,77 milliards de francs2 par an. Pourtant, on les insulte, on les menace, on les agresse (au moins deux blessés à Huahine en 2021), on détériore leur matériel (amarres coupées3 ou annexes lacérées) 4 et un mort5, certes accidentel, est déjà à déplorer.
La seule différence avec le touriste traditionnel, arrivé en avion, est que le plaisancier vient avec son habitation et la localise où il le souhaite. Quel est le regard du résident polynésien sur ce touriste particulier et quels en sont les déterminants ? Ce sont les questions auxquelles ce travail tente de répondre.
Une première question posée cherche à déterminer le positionnement global des répondants vis-à-vis de la plaisance6.
Étonnamment, par rapport à l’actualité citée précédemment, les avis sont plutôt neutres sur le sujet7. Cette neutralité apparente cache cependant des avis très différents et plus tranchés : 15,1% sont très favorables à la pratique de la plaisance contre 9,5% très défavorables. |
Une autre question, « Souhaites-tu qu’ils (les plaisanciers) quittent le lagon ?», reçoit une réponse similaire : assez neutre (moyenne : 4,24), mais également avec des extrêmes forts : 12,3% des répondants sont absolument opposés à l’idée de voir les plaisanciers quitter le lagon alors que 20,5% veulent absolument les voir partir.
Ces premiers résultats donnent à penser qu’une minorité de personnes fortement hostiles à la plaisance et aux plaisanciers entraîne le reste de la population à protester contre les voiliers.
« Pollueurs profiteurs trop nombreux »
D’autres questions cherchent à cerner plus précisément l’image qu’ont les résidents des plaisanciers en Polynésie française8. Celle-ci est assez négative. Ils sont principalement envisagés comme des « Pollueurs profiteurs trop nombreux ». Encore une fois, la majorité des répondants est plutôt neutre vis-à-vis de cette image : 4,81 sur une échelle de 1 à 7. Comme pour les mesures précédentes, une minorité (11%) adhère complètement à cette image.
La pollution visuelle des voiliers est souvent citée dans les médias et dans les réseaux sociaux, pourtant, étonnamment, le fait de voir ou non les voiliers de son habitation, n’influence pas l’image du plaisancier. Qu’ils les voient, ou pas, à longueur de journées, les répondants ont le même point de vue sur les voiliers. En fait, deux éléments influencent l’image du plaisancier : l’archipel d’habitation du répondant et son implication dans l’environnement.
Image négative du plaisanciers en fonction du lieu
Concernant le lieu d’habitation, dans l’ordre décroissant, l’image la plus négative est aux Tuamotu (5,82 sur une échelle de 1 à 7), Les Marquises, Îles-sous-le-vent et Moorea sont quasiment à égalité (entre 5,08 et 5,05 sur 7). Tahiti, où se trouve la plus grande concentration de voiliers, n’arrive qu’en cinquième position (4,79). Les plaisanciers sont les moins mal vus aux Australes (4,04 – position neutre sur l’échelle de 1 à 7). Ainsi, l’ensemble des archipels, à des degrés différents, partagent cette image négative du plaisancier. Le comportement des plaisanciers varie-t-il d’un archipel à un autre ou est-ce le seuil de tolérance des résidents qui varie ?
L'implication dans l'environnement
Concernant l’implication dans l’environnement, second élément influençant l’image que les résidents polynésiens ont des voiliers, plus les répondants s’en sentent concernés, plus l’image qu’ils ont des plaisanciers est négative. Ce constat semble assez logique puisque la pollution par rejet d’eaux usées (vaisselle et toilettes) est également reprochée aux plaisanciers. Ce dernier point nous amène alors à nous questionner sur le classement des éléments susceptibles de polluer le lagon demandé aux répondants. Une question de l’étude consistait à demander aux répondants de classer, selon leur pouvoir polluant, des éléments cités. Le classement de ces éléments, par ordre décroissant selon le nombre de fois qu’ils sont cités en premier, donne les résultats suivants :
- les épaves de voiliers (110 citations en premier, 28,2% des répondants)
- la faiblesse du traitement des eaux usées des maisons (80, 20,5%) l
- les habitations sur l’île (60 citations en premier, 15,4% des répondants)
- les infrastructures pour la plaisance (47, 12,1%)
- les hôtels (40, 10,3%)
- les voiliers dans le lagon (25, 6,4%)
- l’agriculture (20, 5,1%)
- la pêche professionnelle (6, 1,5%).
Les voiliers en bon état, ceux qui flottent, n’arrivent finalement qu’au 6ème rang des éléments polluant, après les hôtels, les habitations et le mauvais traitement des eaux usées des maisons. Au travers de leurs réponses, les répondants indiquent qu’ils considèrent ainsi que leurs habitations ont un pouvoir plus polluant que les voiliers.
Ces résultats indiquent ainsi que, de la même manière qu’il semble qu’une minorité de répondants soit très hostile à la plaisance et aux plaisanciers, il semble qu’une minorité de plaisanciers, celle qui laisse leur voilier dépérir puis couler dans le lagon, soit perçue comme très polluant. Les uns et les autres ont probablement un comportement exagéré qui exacerbe les tensions entre les deux communautés.
Corrélation avec la qualité des eaux de baignade
Ce classement des éléments polluant le lagon est conforme aux résultats de l’étude de la qualité des eaux de baignade publiée tous les ans par le Ministère de la santé9 :
Selon cette carte, les problèmes de qualité de l’eau sont concentrés aux embouchures des rivières. Comme l’indique ce rapport, « Sur les 16 points contrôlés en 2019 aucun n’est propre à la baignade contre 11% en 2018. La qualité des eaux de baignade en embouchure de rivière reste très préoccupante que ce soit en zone urbaine (100% en qualité insuffisante en 2018 et 2019) ou rurale (100% de qualité insuffisante en 2019 contre 78% en 2018). Les voiliers, eux, sont concentrés devant la marina Taina et l’aéroport… en zone bleue : eaux de bonne qualité. |
Malgré ces différentes informations, les oppositions les plus fortes à la plaisance viennent de ceux qui pensent que les voiliers, les infrastructures de la plaisance et les épaves de voiliers polluent le plus le lagon. Si ces personnes souhaitent protéger les lagons polynésiens en chassant les voiliers, visiblement, elles se trompent d’adversaire. Mais, comme le démontrent les socio-psychologues au travers des théories de l’attribution causale, il peut être plus facile de rejeter la faute de nos actions sur d’autres personnes ou des événements externes, plutôt que d’en assumer la responsabilité10.
Trop nombreux et pollueurs ?
Parmi les attributs qui ont permis de définir l’image du plaisancier, la critique la plus forte qui leur est faite est d’être trop nombreux. Sans évoquer la Route des 36 mois, la recrudescence actuelle des voiliers dans le lagon vient du fait que, lors du confinement, en 2020, le gouvernement de la Polynésie française a demandé aux plaisanciers de venir se confiner dans le lagon de Tahiti. Ceci avait pour objectif d’éviter la propagation du virus dans les îles. Aucune infrastructure d’accueil n’ayant été mise en place pour les accueillir, sans le vouloir, ceux-ci ont été contraints de « s’entasser » là où ils le pouvaient…
Le second attribut fort de l’image négative des plaisanciers auprès de la population est d’être « Des pollueurs, responsables de la dégradation des lagons (coraux cassés, rejets d’eaux usées et d’huile moteur) ». Concernant les coraux, les plaisanciers ne mettent pas, par plaisir, leur ancre dans les coraux. Une ancre dans les coraux sera abîmée, voire bloquée. Il faudra alors plonger pour la décoincer ou la perdre avec sa chaîne. Le meilleur mouillage, le plus sûr, reste le sable. Concernant les eaux usées. Il est souvent reproché aux plaisanciers de polluer le lagon avec leurs rejets organiques (toilettes, restes alimentaires, etc.). Les voiliers modernes et certains plus anciens sont maintenant équipés de cuves à eaux noires qui leur permettent de rejeter ces eaux usées en dehors du lagon, en pleine mer, ou dans les marinas équipées pour cette récupération. Cela pose le problème de l’investissement dans les infrastructures d’accueil. Les répondants qui reprochent le plus aux voiliers de polluer sont également les plus opposés aux investissements pour améliorer leur accueil et réduire ces éventuels rejets11. Les plaisanciers ont, pour la plupart, fait les investissements pour réduire cette nuisance. Ce dernier argument, celui de la pollution organique, devrait perdre de sa force quand on sait que, en période normale, hors Covid-19, seuls 26 voiliers sont habités à l’année aux corps morts de la marina de Taina. Combien de bateaux à moteur se concentrent-ils tous les week-end au banc de sable du récif Tepuahono, près de la passe de Ta’apuna pour aller faire la bringue … et sans aucunes toilettes !
Alors, les plaisanciers sont-ils les mal-aimés du tourisme ?
Les résultats cités ont pu montrer que tous les reproches qui leurs sont fait ne sont pas toujours justifiés ni partagés par l’ensemble de la population. Ces reproches leur restent cependant imputés et dégradent leur image. Dans deux enquêtes séparées, réalisées par les mêmes étudiants de la Licence 3, des questions similaires pour décrire le comportement des répondants vis-à-vis des touristes, d’une part, et des plaisanciers, d’autre part, décrivent des comportements différents. La note de comportement vis-à-vis des touristes est de 6,12 contre 5,42 pour les plaisanciers. L’échelle de mesure est, là aussi, en 7 points. Dans les deux cas, le comportement est bienveillant mais le touriste reste mieux noté que le plaisancier.
D’autres questions ont été posées pour évaluer l’attitude non plus vis-à-vis de la personne, touriste ou plaisancier, mais de l’activité, tourisme ou plaisance. Dans ce cas, les avis sont plus tranchés : +1,12 pour le tourisme contre -1,30 pour la plaisance. Ces deux mesures sont sur une échelle de -6 à +6.
Problème plus large du tourisme
Une explication possible de ces différences peut provenir du fait que ces deux activités n’ont pas la même visibilité. Les touristes, même nombreux, restent souvent dans les hôtels qui les hébergent. Ceux-ci sont d’ailleurs équipés à cette fin. Ils possèdent de quoi les loger, bien-sûr, mais aussi les nourrir et les divertir. Rares sont alors les touristes à sortir de ces structures. Nous en voyons parfois quelques-uns à l’arrière des pick-up qui les emmènent visiter la Papenoo ou d’autres endroits remarquables du pays mais cela reste marginal. Les voiliers, quant à eux, sont dans le lagon, visibles de tout le monde. Ils sont un peu comme ces touristes des Airbnb, plus visibles que les touristes des hôtels. Après avoir passé la nuit dans leur logement, les touristes Airbnb en sortent pour aller à la rencontre de la population. Une étude publiée en 2020, montrait d’ailleurs que les deux indicateurs évoqués précédemment, le comportement vis-à-vis des touristes et l’attitude vis-à-vis du tourisme, tendaient, tous deux, à baisser avant la crise de la Covid-19. Les polynésiens étaient-ils déjà fiu des touristes ? 12 Nous en étions à près de 240 000 touristes par an.
Le fond du problème
Une autre donnée numérique importante montre que les résultats des analyses explicatives sont particulièrement intéressants puisqu'ils indiquent les vraies raisons du rejet des plaisanciers : les répondants rejettent l’autre (le plaisancier) parce qu’il n’est pas (culturellement) comme eux et, économiquement, ne leur apporte rien. Le facteur environnemental, souvent mis en avant pour justifier une attitude négative vis-à-vis de la plaisance et des plaisanciers, est effectivement relevé comme un élément justifiant ce comportement mais il est plus faible que la culture et l’économie. L’environnement ne serait donc qu’un prétexte pour cacher d’autres motivations.
Sur la dernière position du répondant ("le lagon appartient à tout le monde"), l'analyse du détail des réponses est intéressante au regard de l'actualité autour du PGEM de Moorea.
Dans l’ordre décroissant du partage du lagon, le classement est le suivant : Tuamotu (moyenne : 2,71) ; Australes (my : 1,19) ; Iles sous-le-vent (my : 1,14) ; Tahiti (my : 0,53) et Moorea (my : 0,35). Les Marquises n’ayant pas de lagon ne sont pas prises en compte dans ce classement.
Les habitants de Moorea ont donc le sentiment d’appartenance le plus fort vis-à-vis de leur lagon. Ce sont, dans toute la Polynésie, ceux qui considèrent le plus que le lagon appartient avant tout aux habitants de l'île et pas à tout le monde. Ils ne veulent pas partager. Ajoutez à cela M. Le Maire qui se sent obligé de suivre ce que la population souhaite (article dans la Dépêche du 11/10/2021), mais il ne fait, du coup, que suivre les velléités d'une minorité de personnes (en moyenne autour de 15 - 20 %) "extrémistes" aux idées bien arrêtées sur la plaisance ... et vous obtenez le PGEM 2021 en voie d'officialisation.
Quoiqu’il en soit, il ressort de ce travail que les répondants, résidents de la Polynésie française, distinguent l’activité de la personne. Ils rejettent l’activité plaisance mais, sauf cas exceptionnels cité en introduction, pas le plaisancier. Pas encore.
1390 résidents ont été interrogées en vis-à-vis, principalement à Tahiti, Moorea, Îles-sous-le vent et Australes. La distribution hommes/femmes, dans l’échantillon, est représentative de la population.
2Pinel-Peschardière E. (2020), « Etude d’impact de la plaisance sur l’économie de la Polynésie française ».
3Teriiteporouarai T. et Vesco J. (2021), « Raiatea : la plainte pour dégâts sur un voilier échoue au tribunal », Polynésie la 1ère, 21 février. https://la1ere.francetvinfo.fr/polynesie/raiatea/raiatea-la-plainte-pour-degats-sur-un-voilier-echoue-au-tribunal-941071.html
4Rofes J. (2021), « Huahine – Les agressions sur les voiliers s’accentuent », La Dépêche de Tahiti, 22 avril. https://actu.fr/polynesie-francaise/huahine_98724/huahine-les-agressions-sur-les-voiliers-s-accentuent_41280619.html
5Réné C. (2020), « Moorea : mort d’un jeune baigneur percuté par une embarcation », Radio 1.pf, 10 août. https://www.radio1.pf/moorea-mort-dun-jeune-baigneur-percute-par-une-embarcation/
74,3, en moyenne, sur une échelle de 1 à 7 ; 1 = opposé et 7 = favorable ; 42,1% des répondants se positionnent sur la modalité de réponse neutre, 4.
8L’image obtenue est le résultat de la factorisation de différentes questions abordant cette image sous des angles différents.
9Rapport CHSP "Qualité bactériologique des eaux de baignade" • Publié le 25 mai 2020 à 15h31, mis à jour le 26 mai 2020 à 20h13 : https://la1ere.francetvinfo.fr/polynesie/qualite-eaux-baignades-leger-progres-836292.html
10Heider F. (1958), « The Psychology of Interpersonal Relations », John Wiley & Sons, Inc, Kansas, USA.
11Corrélation significative (Sig. = 0,000) et négative (corrélation de Pearson = -0,222) entre la question concernant les rejets (« Les voiliers polluent les lagons (rejet d’huile de moteur et des eaux usées : toilettes, vaisselle, déchets alimentaires) ») et la question sur le besoin d’investissement pour mieux accueillir les plaisanciers (« Le gouvernement devrait investir plus pour l’accueil des plaisanciers (corps morts, marinas, zones de carénage, etc) »).
12Ghewy P. (2020), « Bientôt fiu des touristes ? », Tahiti Infos, 16/02/2020. https://www.tahiti-infos.com/Bientot-fiu-des-touristes_a188903.html